SIGM ( ou du moins sa sécrétaire !) attribue cet essai à F.Cadilhon :
1-En 1714, lors de l’ouverture du testament de son père, Charles-Louis, légataire universel, avait dû régler une première succession. Ses biens regroupés pour l’essentiel autour de La Brède et de Martillac, au sud de Bordeaux, étaient évalués à 126 000 livres mais le nouveau baron devait donner à son frère Joseph une légitime de 30 000 livres et s’acquitter également des dettes et des nombreux engagements du défunt. La part dont Charles-Louis pouvait disposer n’était donc que de 67 000 livres pour un train de vie certainement pas fastueux dans un château vieilli.
2-Lors de son mariage avec Jeanne Lartigue, Montesquieu put ensuite théoriquement espérer bénéficier d’une dot conséquente de 100 000 livres mais pour l’essentiel la somme était constituée de créances à recouvrer ; il lui fallut alors engager une série interminable de procès et il se brouilla en partie à ce sujet avec ses beaux-parents.
3-En 1716, Charles-Louis hérita cette fois de son oncle Jean-Baptiste, qui lui léguait la charge prestigieuse de président à mortier au parlement et des biens fonciers autour de la seigneurie de Raymond dans l’Entre-deux-Mers et celle de Montesquieu dans l’Agenais, à charge pour lui de dédommager cette fois les parents de la femme de Jean-Baptiste, Marguerite de Caupos. La fortune de Montesquieu peut alors être évaluée à environ à 550 000 livres mais avec un poids de dettes important, au moins 40 000 livres. Si Montesquieu garda toute sa vie des habitudes de stricte économie cela vient sans doute de ses premières années difficiles.
4-Il envisagea ensuite assez vite de vendre sa charge parlementaire, autant pour des raisons financières que littéraires et professionnelles (président trop jeune il n’avait aucun droit effectif de décision lors des séances). Le revenu que Montesquieu put obtenir de ses deux offices successifs a certes été évalué de 1714 à 1726 à 30 793 livres mais, même avec les épices habituelles difficiles à apprécier, l’apport financier pour toute cette période ne doit donc pas être exagéré. C’était en fait le cadre social du parlement qui était le plus intéressant. Finalement son ami Barbot l’engagea plutôt à louer sa charge qu’à la vendre. Les négociations furent difficiles car le baron souhaitait donc conserver la propriété du titre et disposer d’au moins 6 000 livres de rente annuelle alors que, vu les exigences patrimoniales de Charles-Louis, les personnes intéressées ne lui en proposaient que 4 000. Finalement M. d’Albessard accepta l’opération pour 5 200 livres par an. Le duc de Berwick estima le 15 juillet 1726 : « Il me semble que le marché n’est pas mauvais. » Dans une lettre à Mme de Lambert le 1er décembre 1726, Montesquieu reconnaît jouir désormais de 29 000 livres de rente, soit une aisance conséquente. Dans l’un des procès les plus féroces qui opposa le baron à la ville de Bordeaux, le procureur-syndic de celle-ci, Jean-Baptiste Maignol, déclara alors : « M. de Montesquieu serait bien fâché qu’on ajoutât foi à ce qu’il lui plaît de dire sur sa fortune », qui aurait été modeste (Archives Départementales de la Gironde [ci-après ADG], C 914).
5-Lorsque l’on évoque les revenus et la fortune de Montesquieu, sa contribution à l’impôt du vingtième en 1755 montre que s’il disposait sans aucun doute d’un patrimoine important (il devait acquitter 750 livres alors que la moyenne des parlementaires bordelais était de 481 livres), il n’était certainement pas le plus riche ; les Daugeard ou les Le Berthon payaient des taxes beaucoup plus importantes, et par ailleurs cet impôt acquitté en Guyenne ne tenait pas compte des fortunes américaines construites par les Basterot ou les Pellet d’Anglade, par exemple. La noblesse bordelaise commençait en effet à investir dans la pierre, dans les trafics atlantiques et dans l’industrie naissante. Montesquieu resta sur ce point beaucoup plus classique avec des propriétés foncières comme fondement unique de sa fortune. D’une certaine manière il représente une forme de gestion intermédiaire entre les cas analysés pour la fin du XVIIe siècle par Caroline Le Mao et ceux de Michel Figeac pour la fin du XVIIIe siècle. Lors du règlement de sa propre succession en 1755, le patrimoine de Montesquieu évalué à 654 563 livres (124 563 livres pour les biens meubles et 530 000 livres pour les biens immobiliers) était sans aucun doute considérable et dénué de toutes dettes, mais le baron avait de toute évidence aussi largement dépensé l’argent reçu (170 000 livres) lors de la vente définitive en 1748 de sa charge de président à mortier et aussi celle de conseiller tenue par son fils Jean-Baptiste, mais dont il était toutefois le propriétaire (ADG, 3E 1740 Treyssac). Le baron n’avait pas en tout cas pas utilisé l’argent pour s’adonner aux nouvelles modes car, malgré le genre de vie en pleine mutation au cours du siècle, il disposait d’un mobilier au luxe très moyen.
6-Pour mettre en valeur ses propriétés, dans les Graves, dans l’Entre-deux-Mers, dans l’Agenais, il lui fallut d’abord se défendre contre les empiétements de l’administration royale et en particulier des trésoriers de France, soucieux de procurer à un gouvernement endetté de nouvelles ressources. Il multiplia ensuite les procès contre ses voisins, aussi bien Mme d’Aiguillon que la ville de Bordeaux, ou encore la comtesse d’Ornon, dont les propriétés jouxtaient celles de Martillac. Ils veillaient les uns et les autres à s’attribuer les îles naissantes et incertaines au milieu de la Garonne. Par ailleurs les bornes des propriétés foncières pouvaient se déplacer assez facilement la nuit ; mais après avoir enfin gagné son action interminable face à la jurade de Bordeaux, Montesquieu envisagea simplement de faire élever une pyramide sur les terres gagnées. Le baron aussi tenait à conserver scrupuleusement tous les droits féodaux qui étaient attachés à ses seigneuries (en particulier à Saint-Morillon), même si ceux-ci ne représentaient plus qu’un apport marginal pour les revenus de la noblesse du temps. Le souci de la mise en valeur reposait ensuite sur des opérations financières permanentes pour la vente, l’échange ou l’achat de petites parcelles. Dans le mouvement permanent du micro-foncier connu en Guyenne au XVIIIe siècle, l’achat réalisé avec le comte de Cursol de la seigneurie de Bisquetan (ou Bisqueytan) est assez significatif d’un caractère et d’une opération financièrement habile : il lui laissa en effet le château et se réserva les meilleures terres. Mais le baron n’eut pas toujours les mêmes facilités. En 1726, il tenta avec son collègue Sarrau de l’académie de Bordeaux une opération spectaculaire avec l’achat d’une lande en friche qui jouxtait la propriété de Haut-Brion dont la réputation viticole était en plein essor. Ils allaient pourtant à l’encontre de la politique de l’intendant Claude Boucher, soucieux de faire cesser le développement excessif de la culture de la vigne en Guyenne. L’affrontement donna naissance en 1727 au Mémoire contre l’arrêt du conseil.
7-Contrairement aux idées reçues, les propriétaires bordelais évitaient cependant soigneusement la monoculture et accentuaient même les contrastes entre la vigne (à Martillac) et les métairies où l’on élevait du bétail (836 brebis chez Montesquieu en 1755), où l’on produisait du blé, du seigle ou du tabac, selon les lieux. Cette polyculture traditionnelle, le baron voulait néanmoins en améliorer le rendement avec le souci d’amender les terroirs et d’améliorer en permanence la qualité de son vin. Sa correspondance est à cet égard significative. Le 1er janvier 1724 il explique : « j’ai si mal vendu mon vin que je ne sais si je pourrai partir si tôt que je croyais. » Le 24 octobre 1734, il déclare au comte de Bulkeley : « Je suis depuis quinze jours à La Brède. Votre serviteur est occupé à dépêcher son vin dans le royaume d’Irlande aux habitants duquel il prie Dieu d’augmenter la soif. » La vente du vin était ainsi un apport essentiel pour les revenus dont les élites de la région avait besoin : « La noblesse de Bordeaux a plus souffert de la guerre que les négociants car ils n’ont pas d’argent liquide et vivent de la rente de leurs vins. » (Shackleton, p. 158). Les historiens — mais peut-être pas les philosophes — y verront la volonté de l’auteur de L’Esprit des lois de défendre la réalité pratique de la liberté du commerce (livre XX). Le baron de La Brède, qui put alors écrire à Solar le 7 mars 1749 « Le commerce de Bordeaux se rétablit un peu et les Anglais ont eu l’ambition de boire mon vin cette année », évitait en tout cas de passer par des négociants pour son vin et préférait une vente directe finalement très moderne.
Bibliographie
J. M. Eylaud, Montesquieu chez ses notaires à La Brède, Bordeaux, 1956.
A. J. Bourde, Agronomie et agronomes en France au XVIII e siècle, Paris, 1967.
R. Shackleton, Montesquieu. Une biographie critique, Grenoble, 1977.
F. Cadilhon, Montesquieu, parlementaire, académicien grand propriétaire bordelais, TER dactylographié, Université de Bordeaux 3, 1983.
note SIGM
Pour calculer au mieux, sachant la difficulté de comparaison avec l'époque actuelle : la livre correspondrait à 1,5 euros ? ( site http://www.histoirepassion.eu/?Conversion-des-monnaies-d-avant-la-Revolution-en-valeur-actuelle )
Il est amusant de noter qu'une des références est le prix de la douzaine d'oeufs !
Sur le site ci dessus, on compare le prix d’un bien de consommation courante à la veille de la Révolution et aujourd’hui, en utilisant un bien qui est facile à identifier et dont l’usage et la rareté sont restés relativement stables pendant la période considérée. La douzaine d’oeufs semble être un exemple qui répond assez bien aux critères retenus- Source : Le panier de la ménagère en 1781- le carnet de compte du régisseur du château de Matha-