Devenir des 4000 livres de Montesquieu et de ses manuscrits, du XVIII° au XX°, d'après Louis Desgraves

chateau de La Brèdepar Louis desgraves

 

Extraits de l'ouvrage de 39 pages de Louis Desgraves- Le château de la Brède- édition Bière Bordeaux 1972,(18 à 22, rue du Peugue):

Devenir des livres et manuscrits de Montesquieu du XVIII au XX siècle .


Extrait Page 29

Montesquieu aimait travailler dans sa bibliothèque, vaste pièce située au premier étage du château, éclairée seulement par deux fenêtres et tapissée des deux côtés par des meubles grillagés dans lesquels il rangeait avec soin ses volumes. Toutes les disciplines intellectuelles sont représentées dans cette vaste bibliothèque qui symbolise ce que pouvait être la bibliothèque d'un honnête homme au XVIII e siècle. En héritant de la seigneurie de la Brède,  Montesquieu y trouva un nombre important d'ouvrages relatifs aux controverses religieuses qui avaient été si nombreuses pendant tout le XVIe siècle. Bien que la dignité parlementaire fût fort récente dans la famille, des livres de droit devaient aussi figurer dans cette bibliothèque. Il est malaisé de délimiter  avec précision ce fonds primitif. Montesquieu, tout au cours de sa vie, y ajouta un grand nombre d'ouvrages qu'il consultera pour l'élaboration de ses œuvres.
Montesquieu ne voyait pas seulement la lecture une source d'enrichissement intellectuel, un moyen indispensable à l'établissement de sa documentation. La lecture était aussi pour lui un délassement, une source de plaisir en même temps qu'un remède à ses soucis : « l'étude a été pour moi un souverain remède contre les dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une heure de lecture ne m'est ôté " (Pensées, numéro 213).

 

Extraits Page 31 et 32

Au moment de son départ pour l'Italie, Montesquieu éprouva le besoin de mettre un peu d'ordre dans ses livres. Il confia à son secrétaire, l'abbé Duval, qui avait déjà emporté en Hollande le manuscrit des Lettres Persanes, au moment de leur impression, le soin de rédiger le catalogue de sa bibliothèque. Le travail était considérable. Il s'agissait de classer et de cataloguer près de 4000 ouvrages sur lesquels le Président avait mis son ex-libris : ex Biblioteca Domini D.praesidii de Montesquieu. L'abbé Duval s'acquitta avec soin de la mission qui lui avait été confiée et, à son retour d'Angleterre, Montesquieu trouva achevé l'inventaire des livres qu'il possédait alors. Il y ajouta de sa propre main la liste des ouvrages qu'il rapportait d'Italie, d'Allemagne et d'Angleterre. Au cours des années suivantes, il fit inscrire par les secrétaires qu'il eut successivement à son service les ouvrages qu'il acheta jusqu'à sa mort en 1755. On sait par ailleurs, de quelle date à quelle date Montesquieu a eu recours à tel ou tel secrétaire : il est donc possible pour la période postérieure aux voyages de préciser l'époque à laquelle tel livre est entré à la bibliothèque de la Brède et, par conséquent, de déterminer l'influence que peut avoir une lecture sur l'évolution de sa pensée et  l'élaboration de son œuvre. Pendant toute cette période, jusqu'en 1748, Montesquieu consacre tous ses loisirs à la préparation de l'Esprit des Lois. C'est dire l'intérêt capital de ce catalogue retrouvé en 1949 par Monsieur Shackleton, professeur à Oxford, et toujours conservé dans la bibliothèque même du château de la Brède  où il a été rédigé.
Aux ouvrages ainsi réunis par Montesquieu sont venus s'ajouter ceux de son fils Secondat et de ses descendants qui tout au cours du XIX e siècle continuèrent  à enrichir la bibliothèque que leur avait  léguée le Président. La totalité des livres de Montesquieu est restée à la Brède jusqu'en 1926. Cette année-là une partie de la bibliothèque a été dispersée au feu des enchères publiques. Les livres les plus précieux portant l'ex-libris  de Montaigne, de Malebranche, reliés aux armes de Louis XIII ou de Colbert ont alors, parmi beaucoup d'autres, quitté la bibliothèque de la Brède. Mais ce qui reste témoigne encore par leur importance de la qualité de la bibliothèque qu'avait formée Montesquieu.
En dehors de la lecture, Montesquieu consacrait une partie de son temps à la rédaction de ses manuscrits. Il fit, dès le début, appel aux services de secrétaires à qui après une séance de lecture ou au retour d'une promenade il dictait ses réflexions. L'abbé Duval, Jude, d'amour qui  aurait brûlé le manuscrit d'une histoire de Louis XI, Fitzpatrick qui l'assista à ses derniers moments et beaucoup d'autres dont les noms ne sont pas parvenus ont été aussi les auxiliaires précieux de Montesquieu. Lorsqu'il souffrit de sa cataracte, le président eu plus que jamais recours à eux. Peut-être même utilisa-t-il les services empressés de sa fille préférée Denise qu'il appelle lui-même "sa petite secrétaire".
C'est dans cette atmosphère de travail et de méditation tempérés par la surveillance des travaux agricoles qu'ont été élaborées les œuvres de Montesquieu. Les manuscrits demeurés inédits jusqu'à la fin du XIXe siècle sont restés à la bibliothèque jusqu'en 1939. Leur histoire, retracée par Céleste mérite d'être contée ici. Jean-Baptiste de Secondat hérita des manuscrits de son père. Absorbé par l'étude des sciences, il surveilla cependant l'édition des œuvres complètes de Montesquieu donné par Richer en 1758. Désirant faire imprimer les œuvres restées inédites, il consulta François Latapie qui pensa que le succès de l'Esprit des Lois ferait paraître sans intérêt les autres productions de leur auteur. Secondat se contenta donc de publier en 1783, une seule des œuvres restées inédites, Arsace et Isménie.
Survint la révolution de 1789. Le fils de Jean-Baptiste de Secondat, Charles Louis, baron de Montesquieu, émigre en Angleterre. Jugé suspect, Secondat fut emprisonné le 3 janvier 1794 et ses  biens mis sous séquestre. Remis en liberté 28 jours après, il obtint au mois de novembre 1794 la levée du séquestre. Il mourut le 17 juin 1795. Ses biens ne pouvant revenir à un émigré, furent de nouveau placés sous séquestre. Pour obtenir la remise de ses biens, Charles Louis qui résidait près de Cantorbéry, a Bridge-Hall, aurait dû se faire rayer de la liste des émigrés. En attendant la conclusion de la paix avec l'Angleterre, il engagea son cousin Joseph–Cyrille, fils de Denise, à se faire mettre en possession en son lieu et place. Mais la mort de la veuve de J.-B de Secondat survenue le 16 février 1801 remis tout en question. Le séquestre fut à nouveau apposé sur les biens provenant de sa succession. Il fallut de multiples interventions pour éviter leur vente ; finalement le premier consul leva tous les obstacles et les précieux manuscrits purent  rester aux mains des descendants de Montesquieu. Charles- Louis, rayé de la liste des émigrés revint en France régler les affaires de famille. À son retour, il emporta en Angleterre quelques-uns des manuscrits de Montesquieu. Avant sa mort survenue en 1824, il recommanda que tous les manuscrits qui étaient en Angleterre fussent remis à son neveu Prosper, fils de Joseph- Cyrille. Revenu à la Brède les manuscrits furent confiés en vue de leur publication à Laîné et à Aimé Martin qui moururent tous deux avant d'avoir pu restituer à la famille de Montesquieu la totalité des manuscrits ; quelques-uns fut alors égarés. Le 18 janvier 1889, les descendants de Montesquieu célébraient, au château de la Brède, le deuxième centenaire de la naissance de leur grand ancêtre. Le projet de publication de ses manuscrits restés  inédits fut ce jour-là décidé ; le soin de l'entreprendre fut confié à la société des Bibliophiles de Guyenne. Au cours des 30 années qui suivirent, tous les inédits de Montesquieu, Mélanges, Pensées et Correspondance, furent publiés à l'exception du Spivilège dont le texte ne fut connu qu'en 1945.
Après ces multiples péripéties, les manuscrits demeurèrent à la Brède  jusqu'en 1939. Pour mettre fin à l'indivision dans laquelle se trouvaient encore les descendants de Montesquieu, un jugement du tribunal civil de la Seine ordonna alors la mise en vente de ces précieux manuscrits. L'émotion soulevée par l'annonce de cette dispersion suscita  à Bordeaux l'ouverture d'une souscription. Grâce à de généreux concours,  les Pensées, le Spicilège et une grande partie de la Correspondance purent être  acquis par la Bibliothèque municipale de Bordeaux, le manuscrit de l'Esprit des lois, allant à la Bibliothèque nationale.

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